La realite sous un preservatif

L’âme, le cœur, le fond du cœur, le plus intérieur de l’homme, qui s’étend le plus loin
dans le plus extérieur, et cela si nettement qu’il empêche, si on le pense bien, la représentation d’un extérieur et d’un intérieur.
Martin Heidegger, Qu’est-ce que penser?

L’art est-il un moyen de transformer la réalité ou de l’exalter? Est-il au contraire un moyen de protéger la vie ou de s’en protéger? Est-ce le moyen de rendre la vie plus intéressante que l’art (Filliou) ou de rendre l’art aussi réel que la vie vécue (Debord)? S’interroger sur la nature de l’art, c’est chercher à dire quelle est sa réalité: quelle est la réalité propre à l’art et de quelle réalité, au juste, celui-ci parle-t-il?

La hantise de savoir répondre à ces questions est ce qui captive les photographies de Robert F. Hammerstiel, dont l’intime éclat exprime, en termes dialectiques, l ’affinité par laquelle la réalité de la réalité trouve à se lier à celle de l’art. Leur impassibilité, leur évidence sont trompeuses – ces images agissent comme des constats paisibles, des inventaires, des descriptions, alors qu’elles sont en vérité habitées par l’urgence, l’exigence, la prétention à stabiliser la réalité, l’investir ou la perpétuer. En faisant d’un objet une image, ces photographies sauvegardent la réalité, elles l’échantillonnent et la plastifient. Mais jamais sans rien vouloir moquer, parodier, ni dénoncer. S’il tente de comprendre cette culture de la petite-bourgeoisie qui forme désormais notre à l’entour, Hammerstiel ne tente manifestement ni de la charger ni de la changer. Ses photographies n’essaient ni de magnifier son «sujet» ni de s’en distinguer – elles ne veulent ni le ridiculiser ni le transformer. Elles n’aspirent qu’à enregistrer l’objet tel qu’il est, à exposer le détail de la Chose et, plus précisément, à en exposer le «conditionnement». Si Hammerstiel vise seulement à homologuer, entériner, valider, c’est que ses images sont partie prenante des objets qu’elles photographient.

Laiteuses et opalines, ses grandes photographies de la série Out of the blue montrent, avec toujours le même point de vue surplombant et perpendiculaire, des conditionnements thermoformés vacants – ces images sont presque aussi vides, transparentes et plastifiées que ces emballages de plastique transparents dépouillés de l’objet qu’ils conditionnaient. Si elles sont presque aussi vides, c’est que l’absence de couleur et l’opalescence blanchâtre reflétée par le plastique transparent, le manque de l’objet et la vacuité de l’emballage emplissent ces photographies.

L’objet, même absent de l’emballage qui l’a habillé, est présent partout dans le monde d’Hammerstiel – monde intégralement doublé de plastique. Matériau unique, le plastique est l’unique «sujet» et l’unique «objet» de ses photographies. Dans sa série intitulée make it up, les vêtements et accessoires de Barbie, panoplies faites de plastique et de textiles synthétiques, sont conservées, pétrifiées, éternisées – avec ou sans leur protection de plastique – en des images qui en augmentent l’échelle comme sous le microscope implacable et exact d’un médecin légiste, d’un physicien ou d’un archéologue. Quant au visage de plastique de Barbie, le gros plan en multiplie l’échelle par cent pour créer l’imposante et frivole icône d’un monde d’objets régi par le spectacle des objets et l’échange des marchandises.

Echantillonnage des objets sans qualité d’un monde sans qualité, l’art de Hammerstiel ne s’interdit pas le rêve. Ce dont il rêve, c’est de généraliser – avec le plastique – la protection, la préservation, la mise à distance. Triple préservation pour éloigner l’objet de la vie: mise à distance par la production (industrielle) d’un objet de plastique qui reproduit un objet (supposé) réel; mise à distance par la protection en plastique de cette reproduction de masse en plastique; enfin, mise à distance par la reproduction photographique de la reproduction de plastique sous protection de plastique.

L’objet est partout et la chair introuvable. Evincée de ce monde d’où le corps et le vivant sont interdits de séjour, la chair ne peut qu’être mise à distance, à couvert, sous protection, sous plastique. La protection déshabitée et laiteuse de la série Out of the blue se présente comme un préservatif qui serait considéré avant ou après l’acte sexuel – mais pendant l’acte, il ne s’est rien passé, car pendant n’a pas eu lieu. Dans cette attente où rien ne se passe, la tension entre le monde et l’immonde, l’anodin et le délectable demeure irrésolue – et la réalité s’impose au regard comme une altérité. C’est ce parasitage recueilli par l’artiste qui traque ou élabore l’une des formes contemporaines de la beauté.

Depuis que Charles Baudelaire a inventé la modernité en la définissant comme la capacité qu’a l’homme d’extraire la transcendance de l’immanence, l’artiste cherche, en effet, à découvrir l’universel dans l’éphémère, à reconnaître le sublime dans le quotidien: pour Baudelaire, le peintre de la modernité sera celui «qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur et du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies». André Malraux dit-il autre chose, un siècle plus tard, lorsqu’il définit ainsi «le sens du mot art: tenter de donner conscience à des hommes de la grandeur qu’ils ignorent en eux»?


Jean-Michel Ribettes, Paris 1997