Parce que c’est l’homme – ou plus exactement ce qui construit ou modèle, si ce n’est conditionne, son identité, ce qui pose plus subtilement la question d’une possible ou non "individualité sans identité" 1) – qui est au centre de sa démarche, que Robert F. Hammerstiel a choisi de s’intéresser, aux avatars matériels de notre société de consommation et à la manière dont son économie de marché crée et dispense leurs formes de représentation.
C’est alors en archéologue des clichés de notre monde de produits formatés, miniaturisés, emballés que le photographe présente aujourd’hui à la galerie Michèle Chomette une partie de ses "fouilles" troublantes.
Deux séries de photographies couleur récentes – Made by Nature (2004), Private Stories (2005) – ainsi que plusieurs vidéos (2006) permettent d'approcher l’essentiel d’une œuvre déjà conséquente où la question éthique supplante avec subtilité et dans une extrême actualité, la simple question critique.
En effet, l’artiste d’origine autrichienne, qui a déjà bénéficié d’une importante exposition au Crédac en 1998, décline depuis plus d’une quinzaine d’années, des séries photographiques, des vidéos, des installations, où se parasitent les notions de nature et d’artifice, de série et d’unicité, de reproduction et d’original, de simulacre et de substitut, bref, toute une suite dialectique où l’image photographique fonctionne comme paradigme tant elle n’a cessé de prouver son incroyable pouvoir fictionnel en même temps qu’elle s’est elle-même révélée comme premier avatar iconique, document déchiffrable, marchand, multiple et donc consommable.
Et c’est justement parce qu’il utilise le médium photographique – cet échantillonnage artificiel du réel, cette image-produit inclassable entre art et industrie – que Robert F. Hammerstiel propose au spectateur un précieux travail de réflexion esthétique et socio-politique autre qu’un simple constat critique.
Toucher l’affect, revenir sur ce qui est mis à disposition de la middle class en particulier – la plus étendue et facile à atteindre – faire réfléchir sur la manière dont elle tente de construire son univers, son chez soi et donc par capillarité "son soi-même", est l’enjeu de son travail et ce depuis ces premières séries. En s’appuyant sur l’économie, il touche en fait à la question ontologique du vivant.
Ainsi, dès Grüne Heimat (1988/89), lorsque la nature par l’intermédiaire d’une plante essayait de rentrer "dans le cadre" de la photographie, mais aussi dans "l’intérieur" d’un appartement – principe ici tautologique du mode et de la forme de représentation – l’artiste découvrait déjà un des aspects de son propos : comment la nature intervient-elle dans l’artefact culturel qu’est notre habitat ? Quel rapport Nature et Culture entretiennent-elles au sein de la sphère de l’intime ? sous quelles formes ? Comment l’homme s’en accommode-t-il ? Acceptation de la mise en pot de la nature – métaphore de notre propre conditionnement. Dans Made by Nature (2004), – faisant écho à une série antérieure Portraits de Midi, où l’artiste tentait une approche comportementale des autrichiens à travers leur goût culinaire – ce sont nos nourritures terrestres, imitées quasi parfaitement, qui composent des natures mortes épicuriennes où la technique photographique est alors mise au service de la trahison de l’artifice. Au-delà des habitudes gustatives, les couleurs saturées, l’absence d’ombres portées des fruits, fromages ou aiguières, sont en effet là pour interroger la vraisemblance et non la vérité. Essentielle subtilité des codes de la séduction dont joue le photographe avec humour et ironie. La description analytique du médium photographique est ici non pas au service de la dénonciation mais de la réflexion. Aucun signe de vie dans ses "Still Life" si ce n’est paradoxalement l'empreinte industrielle, trahie par le collage d’une tranche de melon ou par la croûte trop blanche des fromages. Juste la faille optique due au précisionnisme photographique et qui nous rappelle par métonymie la production en série de ces substituts du réel.
Ainsi, avons-nous à faire ici à une mise en abyme du processus de reproduction. Celui dont participe justement la photographie qui, en réduisant le réel à une image, le vide de toute "chair" et donc de temporalité, mais celui aussi dont l’image photographique est devenue le prototype, à savoir le devenir sériel puis marchand de toute production devenant produit. Production, reproduction puis répétition où la vue se substitue aux autres sens, et où le "même" signe la fin de l’original. Double mise à distance alors du réel et du vivant, dans ces "Natures mortes" retournées comme un gant dans le paradoxe de leur intemporalité. Image et produit transforment le réel en un artefact illusionniste, certes séduisant – quoique – mais surtout reproductible.
Robert F. Hammerstiel nous montre alors qu’il peut aussi être miniaturisé, fragmenté et décontextualisé par l’esthétique de la photographie publicitaire avant de devenir prisonnier de son mode de représentation. Ainsi devient-il juste un motif qui se répète, identique à lui-même et disponible pour tous, un motif-dépouille comme ces panoplies de Barbie étalées sous leur plastique transparent – Made it up, 1993/94 – et faisant croire à l’enfant que sa Barbie sera unique, à l’image de ses propres projections de jeune fille. Ou alors n’est-il accessible qu’à travers l’artifice de vestiges archéologiques de la ville fantasmée – Atlantis (1998) – mis dans ces caissons lumineux dont la publicité use sans ménagement en y appliquant la redondance du couple de couleurs complémentaires et saturées, orangé/bleu.
La nature et la culture mises en boîte et avec elles notre histoire et nos désirs : non pas au Musée mais en Musée, pour mémoire mais aussi pour consommation, et donc pour satisfaction immédiate et bonheur jetable ? Jusqu’à ce que la culture se substitue à la nature et qu’à son tour la culture ne s’assèche en produit culturel accessible en grand nombre et pour le plus grand nombre. Le désir formaté et avec lui la différence effacée.
C’est à ce glissement pervers, souvent intangible que nous conduit doucereusement la dernière série de Robert F. Hammerstiel, Privates Stories (2005).
Tout en nous faisant sourire, cette suite de photographies couleur représentant les intérieurs formatés de l’esthétique pavillonnaire ne peut nous laisser en effet indifférent. Une fois de plus l’artiste constate sans juger, mais use ici de la mise en scène pour faire de ces images photographiques des miroirs sociologiques, mais aussi de véritables "bandes-annonces" pour films documentaires. Le fameux "miroir qui se souvient" cher aux historiens de la photographie est renversé par l’acuité visuelle et scénique de Robert F. Hammerstiel, en incroyable embrayeur fictionnel. Et le spectateur de ses photographies ne tarde pas à se prendre au jeu du "film", et surtout à inventer la fin de l’histoire, ou du moins à en reconstituer les circonstances. Mais là où Cindy Sherman s’inspirait dans ses "film-stories", de véritables photogrammes cinématographiques, Robert F. Hammerstiel nous laisse croire qu’il s’en inspire alors qu’il en invente. Ici est le trouble, la séduction mais aussi la justesse de sa position, à la fois en tant que photographe, mais aussi en tant qu’artiste. Le pouvoir descriptif de la photographie est mis au service d’une narration qui hésite entre la théâtralité et le documentaire faussement intimiste.
En effet, pour parfaire cette ambivalence entre théâtre, cinéma, photographie, mais aussi roman-feuilleton, il traque le stéréotype du jeune couple dans des attitudes anticipant leur (notre) mode de vie dans ces succursales normées de la monotonie et de l’ennui.
Cela peut aller des prémices des tout premiers désaccords sur l’achat de ce bien tant désiré par la moyenne bourgeoisie – à savoir la maison dite individuelle – à la lassitude de l’homme d’affaires en costume gris qui se retrouve seul (nouvellement séparé ?) dans ce décor de carton-pâte blanc et écru, jusqu’à la jeune mère de famille gardant son enfant comme un petit chien que l’on promène le soir entre les maisons du lotissement. Lucidité ou cruauté ?
Tous les clichés sont alors au service du metteur en scène – photographe, observateur redoutable de "ces histoires privées"; – comme le sociologue Jean-Paul Kauffman a su tellement bien raconter l’histoire du couple à travers celle du linge de maison.
Devant les Private Stories de Robert F. Hammerstiel, l’humain est devenu ce mannequin servant d’échelle à une maquette et dans le même temps, l’on assiste aux phénomènes des mêmes causes, mêmes effets : Même habitation, même classe sociale, même crise individuelle, même désarroi devant ce qui devait construire de l’individualité à partir d’une même identité.
Comment créer de l’original à partir du multiple identique : renversement ontologique du processus photographique mais aussi de nos derniers avatars scientifiques. Le même, le semblable puis le clone, celui que Robert F. Hammerstiel avait auparavant reconnu dans la culture en serres de centaines de Yuccas bouturés – Yucca 1998 – et qu’il avait isolés sur fond blanc, en grand format, avec une telle objectivité que seule la couleur de l’écorce pouvait encore donner l’illusion d’une certaine individualité. Le yucca devenu décor exotique de l’intérieur bourgeois et défiant comme l’illusion pavillonnaire l’hypocrisie d’une certaine démocratie, prêchant la différence comme valeur humaniste. Et si le modèle économique faisait du gommage des différences son motif marchand, et de l’homme son motif décoratif favori ? Tel est peut-être l’enjeu sensible de la démarche de Robert F. Hammerstiel, tant l’image photographique nous a appris à confondre le réel et son possible.
1) Bernd Schulz, "Images dialectiques", in Glücksfutter, Robert F. Hammerstiel, catalogue d’exposition, Stadtgalerie Saarbrücken/Le Crédac, Centre d’Art d’Ivry, 1998.
Michelle Debat